11

L’incendie avait ravagé une bonne partie de Castillon d’Arbizon. Les premières victimes trépassèrent au cours de la nuit suivante. Certaines moururent alors que la nuit était encore noire, d’autres s’éteignirent à l’aube. Les prêtres se pressaient de maison en maison pour administrer les derniers sacrements.

Les hurlements déchirants des familles en deuil finirent par réveiller Joscelyn. Il grommela, cria à son écuyer d’aller faire cesser ce maudit bruit. Le garçon dormait sur une paillasse dans un angle de la chambre de son maître. Il tremblait et suait à grosses gouttes. D’affreuses pustules noires étaient apparues sur son visage. À leur vue, le comte grimaça de dégoût.

— Sors d’ici ! cria-t-il à l’écuyer.

Comme l’enfant ne bougeait pas, il le poussa du pied vers la porte.

— Dehors ! Dehors ! Oh, Jésus ! Tu t’es fait dessus ! Sors d’ici !

Joscelyn dut s’habiller seul. Il enfila ses hauts-de-chausses et une veste de cuir sur sa chemise de lin.

— Tu n’es pas malade, toi, au moins ? demanda-t-il à la fille qui avait partagé sa couche.

— Non, Seigneur.

— Alors va me chercher du lard, du pain et du vin chaud épicé.

— Du vin chaud épicé ?

— Tu es une servante, non ? Alors sers-moi et ensuite nettoie-moi cette infection !

Il montra du doigt la couche de l’écuyer. En enfilant ses bottes, il se demanda soudain pourquoi il n’avait pas été réveillé par le canon qui, généralement, tonnait au chant du coq. La terre placée dans la gueule du monstre séchait toute la nuit et le signor Gioberti estimait que le premier tir, à l’aube, était celui qui produisait le plus de dommages. Pourtant, ce matin-là, il n’avait pas encore tiré.

Joscelyn se précipita dans la grande salle de la maison en hurlant après l’artilleur.

— Il est malade.

C’était Guy Vexille qui avait répondu. Assis dans un angle de la salle, il aiguisait un couteau et attendait Joscelyn.

— Il y a une épidémie, précisa-t-il.

Joscelyn boucla la ceinture à laquelle pendait son épée.

— Gioberti est malade ?

Guy Vexille remit sa dague au fourreau.

— Il vomit, Monseigneur, et il sue. Et il a des grosseurs au creux des bras et à l’aine.

— Ses hommes peuvent actionner ce maudit canon, non ?

— La plupart sont malades, eux aussi.

Joscelyn regardait Vexille sans vraiment comprendre.

— Les canonniers sont malades ?

— La moitié de la ville semble l’être, indiqua l’Harlequin en se levant.

Après s’être lavé, il avait enfilé des habits noirs propres et huilé ses longs cheveux sombres, pour l’heure plaqués et lissés soigneusement.

— J’avais entendu parler de la peste, mais je n’y croyais pas. J’avais tort. Que Dieu me pardonne.

— La peste ?

La terreur s’empara soudain du comte de Bérat.

— Dieu nous punit en laissant le diable se déchaîner, ajouta calmement Vexille. Nous ne pourrions pas espérer un signe du ciel plus clair. Nous devons donner aujourd’hui l’assaut sur le château. Monseigneur, et nous emparer du Graal. Alors la peste s’arrêtera.

— La peste ? répéta Joscelyn.

Un coup timide retentit à la porte. Il espéra que c’était la jeune servante, avec la nourriture.

— Entre, bon sang ! gronda-t-il.

Le père Médous.

Qui, effrayé et nerveux, vint s’agenouiller devant Joscelyn.

— La population se meurt, Seigneur.

— Nom de Dieu, qu’attends-tu de moi ? demanda le comte.

— Que vous capturiez le château, intervint Vexille.

Ignorant l’intervention du chevalier, Joscelyn scrutait le religieux.

— Tu dis que des gens meurent ?

Le père Médous acquiesça de la tête. Des larmes dégoulinaient le long de ses joues.

— C’est la peste, Seigneur. Ils suent, vomissent, vident leurs entrailles. Ils ont des bubons noirs sur le corps… et ils meurent.

— Ils meurent, répéta Joscelyn, désespéré.

— Galat Lorret est déjà mort. Son épouse est malade. Ma propre bonne est atteinte.

Les larmes redoublèrent sur le visage du prêtre.

— C’est contagieux, Seigneur. La peste est dans l’air. Elle se propage.

Espérant que le comte allait pouvoir leur venir en aide, il fixait son visage rond et blême.

— La peste est dans l’air, répéta-t-il, et nous avons besoin de docteurs, Monseigneur. Vous seul pouvez leur ordonner de venir de Bérat.

Joscelyn contourna le prêtre agenouillé. Il gagna la fenêtre, se pencha dans la rue.

Deux de ses hommes d’armes étaient assis devant la porte de la taverne, leurs visages gonflés et trempés de sueur. Quand ils levèrent des regards tristes et vides vers lui, il se détourna. Partout il entendait les pleurs et les gémissements des mères qui regardaient leurs enfants transpirer et mourir. Vestiges de l’incendie de la veille, de fines volutes flottaient dans le matin moite. Tout paraissait couvert de suie. L’humidité glaciale s’infiltrait jusqu’aux os.

Joscelyn frissonna, puis il aperçut messire Henri Courtois qui descendait de l’église Saint-Callic. Lui au moins était apparemment encore valide. En proie à un véritable soulagement, le comte sortit de la maison et courut vers le vieil homme.

— Tu sais ce qui se passe ? l’interrogea-t-il en le secouant par les épaules.

— Il y a la peste, Monseigneur.

— Elle est vraiment dans l’air ?

Joscelyn reprenait à son compte la formule du père Médous.

— Je n’en sais rien, indiqua le soldat, manifestement épuisé, mais ce que je sais, c’est qu’une bonne vingtaine de nos hommes sont malades et que trois sont déjà morts. Robbie Douglas est malade. Il vous a réclamé, Monseigneur. Il vous implore de trouver un médecin.

Joscelyn ignora la requête, mais renifla l’air frais du petit jour. Il ne pouvait sentir que les ultimes relents de l’incendie, les remugles de vomis, d’immondices et d’urine. C’étaient les odeurs de n’importe quelle ville, celles du quotidien, mais d’une certaine manière elles paraissaient beaucoup plus sinistres ce matin-là.

— Que faisons-nous ? demanda-t-il, impuissant.

— Les malades ont besoin d’aide, estima messire Henri. Ils ont besoin de médecins.

Et de fossoyeurs, pensa-t-il, sans oser l’exprimer à haute voix.

— C’est dans l’air, répéta encore Joscelyn, pensif.

Il sentait la puanteur partout, maintenant. Dans l’air, sur ses vêtements. Elle le harcelait, le menaçait, et la panique l’envahit. Il pouvait se battre contre un homme, contre une armée même, mais pas contre cette infection silencieuse et insidieuse.

— Nous partons, décida-t-il. Tous les hommes qui n’ont pas encore été atteints par le mal doivent partir immédiatement. Immédiatement, tu m’entends !

— Partir ?

La décision paraissait troubler le vieux soldat.

— Oui, nous partons ! répéta Joscelyn fermement. On laisse les malades ici. Ordonne aux autres de se préparer et de seller les chevaux. Immédiatement !

— Robbie Douglas veut vous voir.

Joscelyn était le seigneur de Robbie et donc il avait pour devoir de lui assurer soin et protection. Cependant, le comte n’était pas d’humeur à visiter des malades. Il ne l’était déjà pas en temps normal, et encore moins a fortiori aujourd’hui. Après tout, les malades pouvaient bien s’occuper d’eux-mêmes. De son côté, il allait sauver autant d’hommes de cette horreur qu’il pourrait. Et lui en premier lieu.

 

En moins d’une heure, ils furent prêts et quittèrent la ville. Un flot de cavaliers franchit au galop la porte occidentale. Ils fuyaient la contagion pour gagner la sécurité du grand château de Bérat. Abandonnés par leurs chevaliers et les hommes d’armes, presque tous les arbalétriers de Joscelyn suivirent à pied, comme ils pouvaient. Une grande partie de la population de Castillon s’en alla chercher ailleurs un refuge contre la peste. Bon nombre des cavaliers de Vexille disparurent eux aussi, comme les quelques artilleurs qui n’avaient pas encore été touchés par la peste. Abandonnant sur place Cracheuse d’Enfer, ils s’approprièrent les chevaux des malades et s’éloignèrent au grand galop.

Des hommes de Joscelyn encore sains, seul messire Henri Courtois décida de rester. Il avait déjà un certain âge, n’avait plus peur de la mort, et plusieurs des hommes qui le servaient depuis tant d’années gisaient là, agonisant. Il ignorait ce qu’il pouvait faire pour eux, mais il ne les abandonnerait pas.

 

De son côté, Guy Vexille se rendit à l’église Saint-Callic. Il ordonna aux femmes qui priaient la statue du saint et celle de la Vierge Marie de sortir. Il voulait être seul avec Dieu et, même s’il pensait que l’église était un lieu où l’on pratiquait une foi corrompue, c’était encore une maison de prières. Agenouillé devant l’autel, il contempla le corps du Christ martyr sur la grande croix du chœur. De longues traînées de sang peint coulaient des terribles plaies. Guy fixait ces ruisselets écarlates, sans prêter attention à une araignée qui tissait sa toile entre le stigmate du coup de lance dans le flanc du Sauveur et sa main gauche tendue.

— Tu nous punis, dit-il à haute voix, Tu nous accables, mais si nous accomplissons Ta volonté, je sais que Tu nous épargneras.

Seulement, quelle était la volonté de Dieu ? C’était bien là le problème. Il cherchait la réponse, il attendait un signe en oscillant d’avant en arrière sur ses genoux meurtris.

— Réponds-moi, exhorta-t-il. Dis-moi ce que je dois faire.

En réalité, il savait déjà ce qu’il devait faire : il devait s’emparer du Graal et libérer son pouvoir. Mais là, dans la pénombre de la petite église, sous une peinture représentant Dieu trônant au milieu des nuages, il espérait qu’un signe, un message particulier, allait venir. Et il vint… même s’il ne fut pas celui qu’il attendait.

Il avait guetté une voix dans les ténèbres, un commandement divin qui l’aurait assuré de la victoire. Au lieu de cela, il entendit des pas lourds remonter la nef dans son dos. Quand il se retourna, il vit que ses hommes, les valides qui ne l’avaient pas abandonné, étaient venus prier avec lui. Dès qu’ils s’étaient rendu compte que leur chef se trouvait dans l’église, ils étaient accourus, l’un après l’autre. Ils s’agenouillèrent derrière lui et Guy sut que de tels hommes ne pouvaient être vaincus. Le temps était venu d’aller chercher le Graal.

Il envoya une demi-douzaine de ses fidèles fouiller la ville avec l’ordre de débusquer le moindre soldat, le moindre arbalétrier, le moindre chevalier ou homme d’armes encore capable de marcher.

— Ils doivent tous s’armer ! Dans une heure, rassemblement près du canon !

L’Harlequin regagna ses propres quartiers, sourd aux cris des malades et de leurs familles. Son propre serviteur avait été terrassé par le mal, mais l’un des fils de la maison dans laquelle il s’était installé était encore vaillant. Guy lui ordonna de l’aider à se préparer.

D’abord, il enfila ses chausses et son gambison[32] de cuir. Les vêtements étaient si ajustés que Vexille devait demeurer immobile pendant que le garçon, maladroitement, nouait les lacets dans le dos du justaucorps. Puis l’adolescent attrapa des morceaux de lard et frotta le cuir pour le graisser et permettre à l’armure de bouger facilement. Sur son gambison, l’Harlequin enfila un court haubergeon de mailles, une protection supplémentaire pour la poitrine, le ventre et l’aine. Celui-ci aussi avait besoin d’être graissé. Puis, plate par plate, l’armure noire fut assemblée. En premier furent positionnés les quatre cuissards, les plates arrondies pour les cuisses. Sous ces derniers, le garçon attacha les grèves jusqu’à la cheville. Les articulations de Vexille étaient protégés par des genouillères et ses pieds par des plates d’acier accrochées aux bottes, elles-mêmes fixées aux grèves. Il sangla autour de sa taille une courte jupe de cuir sur laquelle étaient accrochées de lourdes plaques d’acier carrées.

Quand tout ceci fut ajusté, Vexille plaça le gorgerin autour de son cou et attendit que le garçon ferme les deux boucles derrière. Puis l’enfant, ahanant sous l’effort, fit passer les plates de ventre et de dos par-dessus de la tête de l’Harlequin. Les deux lourdes plaques étaient reliées par de courtes sangles de cuir qui reposaient sur les épaules du chevalier. Une fois en place, ces deux pièces d’armure furent attachées l’une à l’autre et immobilisées par d’autres sangles sur les flancs. Ensuite vinrent les brassards qui protégeaient le haut des membres, puis ceux qui gainaient les avant-bras, les épaulières couvrant les épaules et deux cubitières pour les coudes.

Guy pliait et dépliait les bras pendant que le garçon ajustait les courroies de cuir : il devait s’assurer de ne pas trop les serrer pour ne pas empêcher l’Harlequin de manier correctement son épée. Les gants en cuir étaient recouverts de plaques d’acier qui leur donnaient une apparence squameuse. Enfin venait la ceinture, avec son lourd fourreau noir abritant la précieuse lame forgée à Cologne.

L’épée faisait une bonne aune de long[33], plus donc que le bras d’un homme. La lame trompeusement étroite laissait croire à ses adversaires qu’elle était fragile. Mais sa puissante arête centrale renforçait la longueur d’acier et en faisait une arme aussi tranchante que redoutablement mortelle. La plupart des hommes combattaient de taille et, de ce fait, émoussaient le tranchant de leurs épées sur les armures. Vexille, lui, était passé maître à l’estoc. Tout l’art était de chercher une jointure de l’armure et d’enfoncer la lame dedans. La poignée de son épée avait une gaine en bois d’érable, le pommeau et la garde étaient en acier. À la différence de la plupart des autres épées de nobles ou de chevaliers, elle n’arborait aucune décoration, aucune feuille d’or, nulle inscription sur la lame, pas la moindre incrustation d’argent. Ce n’était qu’un outil d’artisan, une arme de mort, un instrument idoine pour la sainte œuvre du jour.

— Messire ? bredouilla nerveusement le garçon en tendant à Vexille le grand heaume de tournoi avec sa visière aux fentes étroites.

— Pas celui-ci, répondit l’Harlequin. Je vais prendre le bassinet[34] et la cervelière[35].

Il montra du doigt ce qu’il voulait. Le grand heaume de tournoi n’offrait qu’un champ de vision extrêmement limité et Vexille avait appris à s’en passer au combat, parce qu’il l’empêchait de distinguer ses ennemis sur les côtés. C’était un risque d’affronter des archers sans la moindre visière, mais au moins il pouvait les voir. Il passa la coiffe de mailles sur sa tête pour protéger sa nuque et ses oreilles. Puis il prit le bassinet des mains du garçon. C’était un casque tout simple, sans bord et sans visière susceptibles de restreindre sa vision.

— Maintenant, va-t’en t’occuper de ta famille, dit-il au garçonnet.

Il ramassa son écu. Ses planches de saule étaient recouvertes de cuir bouilli et durci sur lequel avait été peint l’éalé des Vexille portant le Graal. Il n’avait ni talisman ni amulette. Peu d’hommes osaient monter au combat sans de telles protections, qu’il s’agisse de l’écharpe d’une dame ou d’un bijou béni par un prêtre.

Guy Vexille ne reconnaissait qu’un talisman, et c’était le Graal.

Et maintenant, il allait le chercher.

 

L’un des coredors fut le premier à tomber malade au château.

Avant la fin de la nuit, ils se trouvèrent plus d’une vingtaine, hommes et femmes, à vomir, suer et trembler. Jake était l’un d’eux. L’archer bigleux se traîna jusqu’à un coin de la cour et cala son arc à côté de lui. Il posa une poignée de flèches sur ses cuisses. Et il attendit là, seul, en silence.

Thomas essaya de le convaincre de remonter dans le donjon, mais l’archer refusa.

— Je vais rester ici, s’entêta-t-il. Je veux mourir à l’air libre.

— Tu ne vas pas mourir, lui dit son chef. Le paradis ne voudra pas de toi, et le diable ne supporte pas la concurrence.

La petite plaisanterie ne parvint pas à arracher un sourire au malade. Son visage était parsemé de petites tumeurs rouges qui s’assombrirent rapidement pour prendre la couleur d’une ecchymose. Il avait descendu ses hauts-de-chausses parce qu’il ne pouvait retenir ses intestins. La seule chose qu’il accepta de Thomas fut un lit de paille que son chef lui ramena des ruines de l’écurie.

Le fils de Philin aussi était tombé malade. Son visage présentait des taches roses et il frissonnait. La maladie semblait avoir surgi de nulle part. Thomas pensait qu’elle avait été amenée par le vent d’est qui avait attisé l’incendie avant qu’il soit éteint par la pluie. L’abbé Planchard l’avait mis en garde contre cette épidémie. Il lui avait parlé de la peste qui arrivait de Lombardie. Elle était ici, et Thomas était impuissant.

— Nous devons trouver un prêtre, dit Philin.

— Un médecin, plutôt, répondit l’archer.

Mais il n’en connaissait aucun et il ne voyait pas comment on pourrait en amener un dans le château, même si on avait su où en trouver un.

— Un prêtre, insista le grand coredor. Si une hostie consacrée touche un enfant, il guérit. Les hosties, ça guérit tout. Laissez-moi trouver un prêtre.

Alors que Philin lui parlait, Thomas se rendit soudain compte que le canon n’avait pas tonné de la matinée et qu’aucun arbalétrier oisif ne s’était amusé à tirer un carreau contre les pierres du château.

Il autorisa le barbu à se glisser hors des ruines du porche pour se mettre en quête du père Médous ou de l’un des autres prêtres de la ville. Il ne pensait pas le revoir, mais Philin revint, moins d’une demi-heure plus tard. Il raconta que la ville était aussi durement frappée par le mal que le château et que le père Médous administrait l’extrême-onction aux malades. Il n’avait absolument pas le temps de venir voir la garnison ennemie.

— J’ai vu une femme morte, étendue en pleine rue, dit le coredor à Thomas. Elle gisait là, la mâchoire contractée.

— Le père Médous t’a-t-il donné une hostie ?

Philin lui montra l’épais morceau de pain qu’il porta immédiatement à son fils. Celui-ci se trouvait dans la salle haute, avec la plupart des malades. Une femme pleurait : en l’absence d’un prêtre, son mari n’allait pas pouvoir recevoir les derniers sacrements. Alors, pour la consoler et pour rendre espoir aux malades, Geneviève leva le calice d’or et le promena autour des paillasses. Elle laissait tous les souffrants le toucher et les assurait qu’il allait accomplir un miracle.

— On aura besoin d’un sacré miracle, dit messire Guillaume à Thomas. C’est quoi, cette horreur ?

Les deux hommes s’étaient rendus au sommet du donjon. De là, hors d’atteinte des arbalétriers, ils pouvaient observer le canon abandonné.

— Il y avait la peste en Italie, dit Thomas, et elle a dû arriver jusqu’ici.

— Jésus-Christ ! s’exclama d’Evecque. Quelle sorte de peste ?

— Dieu seul le sait. Une très mauvaise, assurément.

Pendant un moment, une crainte l’assaillit : cette épidémie n’était-elle pas un châtiment que Dieu leur avait envoyé parce qu’il avait brisé le Graal ?

Presque aussitôt, il se rappela que l’abbé Planchard lui avait parlé de l’épidémie bien avant qu’il trouve la coupe d’or et son cratère de verre. Il regarda un homme enveloppé dans un drap sanglant tituber dans la rue principale et s’effondrer. Il resta étendu, inerte, comme s’il était déjà dans son linceul mortuaire.

— Au nom du Christ, que se passe-t-il ? demanda Guillaume en se signant. As-tu déjà vu une chose pareille ?

— C’est la colère de Dieu qui nous punit.

— Pour quoi ?

— Parce que nous sommes encore en vie, répondit l’archer amèrement.

Il pouvait entendre les pleurs et les gémissements qui montaient de Castillon. Ceux qui en étaient capables fuyaient la peste. Il les regardait empiler leurs biens sur des charrettes à bras ou de simples brouettes, avant de les pousser vers la sortie de la ville. Ils contournaient le canon, franchissaient la porte, traversaient le pont et filaient vers l’ouest.

— Prions pour que la neige tombe, maugréa messire Guillaume. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai souvent remarqué qu’elle arrêtait les maladies.

— Il ne neige pas, par ici, indiqua Thomas.

Geneviève les rejoignit. Elle tenait toujours le calice d’or.

— J’ai alimenté le feu, dit-elle. Il semble faire du bien.

— À qui ?

— Aux malades. Ils aiment la chaleur. C’est un feu énorme.

Elle tendit le doigt vers la fumée sortant d’une cheminée sur le flanc du donjon. Thomas enroula son bras autour d’elle et examina son visage, en quête des terribles taches rougeâtres.

La peau claire de Geneviève était immaculée.

Plantés sur le rempart, ils continuèrent à regarder la population traverser le pont et emprunter la route de l’ouest. Ils virent Joscelyn prendre la tête d’une colonne d’hommes d’armes à cheval et s’éloigner vers le nord. Cette fois, en quittant Castillon, le nouveau comte de Bérat ne s’arrêta pas pour regarder derrière lui. Il filait comme s’il avait le diable aux trousses.

Et peut-être qu’il l’avait, pensa Thomas.

Il essaya de reconnaître l’Harlequin parmi les cavaliers qui disparaissaient au loin, mais il ne le vit pas. Guy se mourait peut-être quelque part en bas.

— Est-ce que le siège est fini ? se demanda Guillaume d’Evecque à haute voix.

— Pas si mon cousin est encore en vie.

— Combien d’archers as-tu encore ?

— Douze capables de bander un arc. Et toi, combien d’hommes d’armes ?

— Quinze, grimaça le Normand.

Seul point positif dans ce triste tableau, aucun membre de la garnison originelle n’avait tenté de fuir. Ils se trouvaient beaucoup trop loin de toute troupe amie pour prendre ce risque. En revanche, certains coredors étaient partis dès qu’ils avaient appris de Philin que les assiégeants avaient cessé de surveiller le château. Thomas ne regrettait pas leur départ.

— Alors, que faisons-nous ? demanda messire Guillaume.

— Nous restons ici jusqu’à ce que nos malades guérissent… ou meurent. Ensuite, nous partirons.

Il se refusait à laisser des hommes comme Jake souffrir et s’éteindre seuls. Le moins qu’il puisse faire, c’était de rester et de leur tenir compagnie jusqu’au seuil de leur passage, vers l’enfer ou le paradis.

Brusquement, il vit que le passage vers l’autre monde risquait de venir plus vite qu’il ne s’y attendait. Des hommes d’armes se rassemblaient au pied de la grande rue, près du canon. Ils portaient des épées, des haches et des écus, et leur allure ne signifiait qu’une chose.

— Ils veulent le Graal, souffla-t-il à ses amis.

— Jésus-Christ, donne-le-leur, gronda Guillaume. Donne-leur tous les morceaux.

— Tu crois que ça va les satisfaire ?

— Non, admit Guillaume.

Thomas se pencha par-dessus le rempart.

— Archers ! cria-t-il.

Puis il courut enfiler sa cotte de mailles, boucla son épée et récupéra son arc et son sac de flèches.

Le siège n’était pas terminé.

 

Trente-trois chevaliers et hommes d’armes remontaient la rue sur trois rangs. Les hommes de tête, parmi lesquels se trouvait Guy Vexille, portaient les pavois qui auraient dû protéger les arbalétriers, mais il n’en restait que six et l’Harlequin leur avait ordonné de suivre en restant à dix bons pas en arrière. Les grands boucliers des arbalétriers, tous plus hauts qu’un homme debout, servaient donc finalement à ses hommes d’armes.

Ils avançaient lentement derrière les pavois, traînant les pieds pour rester collés les uns aux autres. Les épais et lourds panneaux de bois étaient poussés au ras des pavés pour qu’aucune flèche ne puisse passer en dessous et se planter dans une cheville. Guy Vexille se préparait à tout instant à ce que les traits puissants des Anglais commencent à se ficher dans le bois. Comme rien ne se passait, il se demanda si Thomas n’avait pas perdu tous ses archers. L’hypothèse la plus probable, il le savait, était que l’ennemi attendait l’abaissement des pavois.

Ils parcouraient une ville de morts et de mourants, une cité empestant le bois brûlé et les immondices.

Ils trouvèrent en travers de leur route un mort gisant dans un drap sale. Du pied, ils repoussèrent le cadavre, poursuivirent leur progression. Les hommes du second rang tenaient leurs écus levés, protégeant ainsi leurs trois lignes d’éventuelles flèches tirées depuis le sommet du donjon.

Toujours rien. Plus le temps passait, plus Guy en venait à se demander si tout le monde n’était pas mort, dans le château. Il s’imagina traversant des salles vides, tel un chevalier de jadis, un chercheur du Graal venu accomplir sa destinée.

Une onde de pure extase le fit frissonner à la pensée de récupérer la sainte relique.

Son groupe venait d’arriver à l’entrée de l’esplanade du château. Ils traversèrent l’espace découvert. L’Harlequin rappela à ses hommes de bien rester collés les uns aux autres et de maintenir droits les pavois tandis qu’ils graviraient le tas de ruines barrant l’entrée de la forteresse.

— Le Christ est notre compagnon ! lança-t-il à ses hommes. Dieu est avec nous. Nous ne pouvons perdre !

Les seuls sons qu’ils percevaient étaient les cris des femmes et des enfants dans la ville, les frottements des pavois et le claquement métallique des pieds cuirassés sur les pavés.

Guy Vexille pencha légèrement de côté l’un des lourds panneaux de bois et découvrit devant lui la barricade de fortune qui barrait la cour. Il vit surtout les archers rassemblés au sommet des marches conduisant au donjon.

Une corde claqua et l’Harlequin se hâta de refermer l’échancrure entre les boucliers. La flèche se ficha dans le pavois avec une force telle qu’il fut repoussé en arrière. Vexille fut surpris par la puissance de l’impact et plus stupéfait encore quand, levant les yeux, il constata que la tête de la flèche saillait du pavois. La pointe ressortait d’une bonne largeur de main, alors que le bouclier faisait bien le double de l’épaisseur d’un écu ordinaire.

Dans les secondes qui suivirent, d’autres flèches se plantèrent dans le bois. Les impacts produisaient un son de battement de tambour irrégulier et ébranlaient les lourds pavois. Blessé à la joue par une flèche qui avait traversé les couches de bois, un homme proféra un juron. Guy dut calmer l’ardeur de ses hommes.

— Restez groupés ! leur ordonna-t-il. Ralentissez ! Dès qu’on aura passé la porte, on avance droit sur la barricade. On peut la mettre à terre. Ensuite, le premier rang chargera les marches. Gardez les pavois levés jusqu’à ce qu’on atteigne les archers !

Son propre bouclier heurta une pierre et il leva la grande poignée de bois pour faire passer le panneau au-dessus de ce petit obstacle. Instantanément, une flèche se planta dans les gravats, manquant son pied de peu.

— Restez fermes, dit-il à ses hommes. Restez fermes ! Dieu est avec nous !

Frappé simultanément par deux flèches, le pavois bascula en arrière. Vexille parvint à le redresser et refit un pas en avant.

Ils avaient maintenant atteint les éboulis encombrant la porte effondrée et commençaient à les gravir. La progression devint plus ardue. Ils ne pouvaient plus déplacer leurs pavois que par saccades, franchissant par à-coups les débris irréguliers et résistant à la puissance des flèches qui continuaient de leur pleuvoir dessus.

Apparemment, il n’y avait aucun archer sur les remparts du donjon, car aucun trait ne tombait du ciel. Les flèches ne venaient que de face et échouaient irrémédiablement sur l’infranchissable barrière de pavois.

— Restez groupés, répéta Guy à ses hommes. Restez groupés et ayez confiance en Dieu !

À cet instant, tapis jusque-là derrière les vestiges du mur d’enceinte à droite de la porte, les hommes d’armes de messire Guillaume lancèrent leur cri de guerre et chargèrent.

Du haut des remparts, le Normand avait vu les assaillants se retrancher derrière les pavois et il avait deviné que ces grands panneaux aveugleraient leur progression. Il avait donc fait abattre une extrémité de la barricade et avait mené dix hommes dans un coin de la cour, juste derrière le mur d’enceinte, à l’endroit où se trouvait le tas de fumier des écuries.

Dès que les hommes de Guy Vexille surgirent de l’arche meurtrie, messire Guillaume lança son attaque. Il reproduisait exactement la tactique mise en œuvre avec efficacité lors de l’attaque de Joscelyn. Seulement, cette fois, l’ordre était de charger, de tuer et de blesser, et de se retirer immédiatement.

Pour être sûr d’être compris, il avait plusieurs fois répété ce plan à ses hommes tandis qu’ils attendaient. « Brisez le mur de pavois, leur avait-il dit, et ensuite retirez-vous vers le trou dans la barricade pour laisser les archers continuer le massacre. »

Pendant un court instant, tout sembla se dérouler parfaitement. La charge surprit les assaillants, qui vacillèrent et refluèrent en désordre. Un homme d’armes anglais, un soudard brutal qui n’aimait rien d’autre que le combat, fendit le crâne d’un ennemi d’un coup de hache tandis que messire Guillaume plantait son épée dans l’aine d’un autre. Instinctivement, les hommes tenant les pavois se tournèrent vers la menace, entraînant dans le mouvement leurs grands boucliers et ouvrant par là leur flanc gauche aux archers.

— Maintenant ! cria Thomas.

Les flèches volèrent.

Guy n’avait pas prévu ça, mais il était prêt. Dans son dernier rang, il y avait un homme répondant au nom de Foulques, un Normand fidèle comme un chien et féroce comme un aigle.

— Retiens-les, Foulques ! lui cria Vexille avant d’ajouter : Premier rang avec moi !

Une flèche ricocha sur l’un de ses brassards, blessant un homme derrière lui. Touchés également par des traits anglais, deux autres assaillants du premier rang s’effondrèrent. Mais le reste du groupe d’assaut suivit Vexille en reformant le mur de pavois. Ils avaient repéré le passage à l’extrémité de la barricade et se dirigeaient maintenant droit dessus.

Les hommes de Guillaume d’Evecque auraient dû se retirer par là, mais ils étaient pris dans le feu de l’action, emportés par la folie et l’excitation du combat rapproché. Ils paraient les coups avec leurs écus, tentaient de trouver les failles dans les armures ennemies.

Vexille les ignora et contourna la barricade. Cinq hommes seulement l’accompagnaient, tous porteurs de pavois. Le reste de ses soldats affrontait les quelques compagnons de messire Guillaume, désormais très largement inférieurs en nombre.

Derrière leurs panneaux, l’Harlequin et ses fidèles progressaient vers l’escalier. Les archers s’étaient tournés vers cette barrière mouvante qui avançait droit sur eux. Leurs flèches filaient en sifflant frapper les énormes boucliers. Au même instant, les six arbalétriers, que personne n’avait vraiment remarqués dans la confusion, apparurent sur les éboulis de la porte du château. Ils tirèrent une volée de carreaux sur la ligne des archers anglais. Trois hommes se retrouvèrent instantanément à terre. Un autre eut son arc brisé entre ses doigts par l’un des dards métalliques.

Hurlant que Dieu était avec lui, Guy rejeta son pavois et chargea les marches.

— En arrière ! cria Thomas. En arrière !

Trois hommes d’armes étaient positionnés dans l’escalier intérieur en colimaçon pour défendre l’accès aux étages. Mais, auparavant, les archers qui refluaient en désordre devraient tous franchir la petite porte du donjon. Vexille fit tomber un Anglais en lui lançant son épée dans les jambes. L’homme hurla quand l’Harlequin lui planta sa longue lame dans le bas-ventre. Le sang gicla sur la pierre. Immédiatement, Thomas projeta l’extrémité de son arc contre la poitrine de son cousin. Guy redescendit d’une marche, tandis que Sam tirait l’épaule de son chef en arrière pour le ramener en sécurité à l’intérieur du donjon. Ensuite, ils se ruèrent dans l’escalier qui tournait vers la droite. Juste avant d’atteindre le premier niveau, ils dépassèrent les trois hommes d’armes qui attendaient.

— Retenez-les ! ordonna Thomas au trio. Sam ! En haut du donjon ! Vite !

Il demeura sur place, tandis que Sam et les sept autres archers survivants continuaient leur ascension vers les remparts. Ils sauraient quoi faire en arrivant au sommet. Pour l’instant, le plus important pour Thomas était d’empêcher les hommes de son cousin d’atteindre la première salle.

Là aussi, comme dans la plupart des châteaux, l’escalier en colimaçon tournait vers la droite en montant. De ce fait, les hommes de Thomas disposaient de davantage d’amplitude que leurs assaillants. Cependant, en combattant aguerri, Guy Vexille s’était assuré au préalable de la présence d’un gaucher parmi ses hommes.

Dès qu’il eut constaté que l’escalier partait bien vers la droite, il envoya celui-ci en avant avec une hache à large lame et courte poignée. Un premier défenseur eut le pied tranché par la faucheuse avant même d’avoir pu réagir. L’Anglais s’effondra dans un fracas d’écu, d’épée et de mailles. Il vit la hache se redresser au-dessus de lui et s’abattre de nouveau. Un cri bref s’étrangla dans la gorge du malheureux. À trois pas du fendeur, Thomas décocha sa flèche. Le gaucher bascula en arrière, la gorge transpercée. Presque simultanément, l’archer entendit un claquement familier dans son dos. Un carreau d’arbalète passa près de lui et crissa en épousant la courbure du mur. Se retournant, Thomas vit que Geneviève avait récupéré quatre des arbalètes des coredors et attendait une nouvelle cible.

Dans la cour, messire Guillaume se trouvait maintenant dans une situation désespérée. Très inférieurs en nombre, ses hommes et lui étaient acculés dans l’angle de la cour où se trouvait le tas de fumier.

Il cria aux soldats qui lui restaient de rapprocher leurs écus et de tenir bon. Quand les hommes de Guy chargèrent, les Anglais levèrent leurs écus pour parer les coups de haches et d’épées. Boucliers en avant, ils parvinrent à repousser l’assaut. Leurs lames s’enfonçaient dans les ventres et les poitrines de leurs adversaires.

L’un des ennemis, un gros homme avec un taureau sur son surcot, brandissait une masse d’armes, une boule de fer au sommet d’un robuste manche. Il était pour l’heure occupé à fracasser l’écu d’un Anglais à grands coups de marteau. Bientôt, il n’y eut plus rien autour des sangles du bouclier que des morceaux de saule pulvérisés retenus par l’enveloppe de cuir, et le malheureux défenseur eut l’avant-bras cassé. Serrant les dents, il tenta de jeter les morceaux de son écu brisé au visage de son agresseur. Mais un autre Français surgit et lui planta son épée dans le ventre. L’Anglais tomba à genoux, bascula sur le côté. Messire Guillaume chargea l’homme à la masse et le repoussa. Le Français trébucha contre sa victime à terre. D’Evecque en profita pour le frapper au visage avec la poignée de son arme. L’une des extrémités de la traverse pénétra dans un œil de l’homme au taureau, qui tomba sur le dos. Même étendu, il continua de résister avec sa masse. Du sang et de la matière gélatineuse lui dégoulinaient sur la joue. Messire Guillaume n’eut pas le temps de l’achever, car deux autres assaillants arrivaient derrière lui.

La petite ligne de défenseurs se retrouva scindée. Un Anglais était à genoux, deux épées lui martelant le heaume. L’homme d’armes chancela en avant et vomit, tandis que l’un des Français exploitait l’opportunité offerte en enfonçant son épée dans l’échancrure entre la cuirasse et le heaume. L’Anglais hurla quand la lame pénétra juste derrière l’omoplate et continua sa course vers la colonne vertébrale. Désormais borgne, l’homme à la masse essayait de se relever. Revenu à sa hauteur, messire Guillaume lui balança un grand coup de pied au visage, puis un second, et comme l’autre ne voulait pas rester à terre, le Normand lui planta son épée dans la poitrine à travers les mailles. Ce faisant, Guillaume d’Evecque n’avait pas vu venir un autre ennemi. Un puissant coup d’épée à la poitrine l’envoya voler sur le tas de fumier.

— Ce sont des hommes morts ! hurla Foulques. Ils sont morts !

À cette seconde, la première volée de flèches tomba du haut du donjon.

Les dards touchèrent les hommes de Foulques dans le dos. Certains portaient des cuirasses et les flèches plongeant à angle aigu ricochèrent dessus. Mais les boujons transpercèrent sans effort les mailles et le cuir.

En un instant, quatre assaillants furent tués et trois autres blessés. La panique s’empara des rangs français. Puis les archers tournèrent leurs arcs vers les arbalétriers toujours plantés sur les gravats de la porte.

Indemne, messire Guillaume parvint à se relever. Son bouclier étant fendu, il l’abandonna.

L’homme au taureau venait de se remettre à genoux. Ses bras puissants agrippèrent la taille du Normand. Il essaya de le faire tomber.

À deux mains, d’Evecque abattit le lourd pommeau de son épée sur le heaume de l’ennemi. Celui-ci ne lâchait toujours pas prise et renversa son adversaire. Messire Guillaume tomba avec fracas et laissa choir son épée. Il était maintenant en dessous du gros borgne qui essayait de l’étrangler. Tâtonnant de sa main gauche, le Normand cherchait le bas de la cuirasse du colosse. Il la trouva, tira sa dague de son fourreau avec la main droite et la planta dans le ventre du Français. Il sentit la lame traverser le cuir et s’enfoncer dans la chair et le muscle. Tortillant le poignard à l’intérieur de la plaie, il sectionna les intestins de l’homme. Au-dessus de lui, le visage rougeaud, borgne, brutal, ensanglanté, éructait en bavant.

De nouvelles flèches plurent. Elles se plantaient avec un sinistre bruit sourd dans les dos et les épaules des survivants de Foulques.

— Ici !

Guy Vexille se trouvait à la porte du donjon.

— Foulques ! Ici ! Laissez-les ! Viens ici avec tes hommes !

De sa voix rugissante, Foulques répéta l’ordre à ses compagnons. Il ne demeurait que trois défenseurs du château encore en vie dans l’angle de la cour. Mais s’il restait pour les achever, les archers en haut de la tour abattraient tous ses hommes.

Foulques avait une flèche dans la cuisse, mais il ne ressentait aucune douleur en marchant vers l’escalier et en le gravissant. Une fois à l’intérieur, il se retrouva à l’abri des flèches. Guy Vexille n’avait plus que quinze hommes. Les autres gisaient dans la cour, morts ou blessés. Un Français déjà atteint par deux flèches tenta de gravir les marches, mais deux autres dards se plantèrent dans son dos et le rejetèrent au bas de l’escalier. Déchiré par la douleur, l’homme se contorsionna sur le sol. Sa bouche s’ouvrait et se refermait par spasmes. Une ultime flèche le libéra de sa souffrance en lui brisant la colonne vertébrale.

Dans un coin de la cour, un homme que Guy Vexille n’avait pas encore remarqué se leva de la paillasse sur laquelle il était jusque-là allongé. Il fit quelques pas et trancha d’un seul coup de couteau la gorge d’un homme d’armes blessé. Un carreau d’arbalète jailli de la porte frappa l’Anglais et le projeta sur sa victime. L’archer vomit. Son corps fut animé de soubresauts pendant quelques secondes, puis se figea.

Blessé, couvert de sang, messire Guillaume se sentit désemparé, impuissant. Il lui restait deux hommes.

Soudain, il fut pris de vertige. Un haut-le-cœur secoua son torse, jusqu’à sa gorge. Une envie de vomir l’étreignit, mais rien ne sortit, et il tituba jusqu’au mur de l’enceinte.

John Faircloth gisait sur le tas de fumier. Son ventre béant saignait. Il se mourait, sans pouvoir exprimer le moindre mot. Guillaume d’Evecque aurait voulu dire quelques paroles réconfortantes à l’agonisant, mais une nouvelle vague nauséeuse le submergea. Encore une fois, un haut-le-cœur l’ébranla. Son armure lui parut extraordinairement lourde. Il n’avait plus qu’une envie : s’allonger et se reposer.

— Mon visage ! cria-t-il à l’un de ses deux compagnons survivants. Regarde mon visage !

L’homme, un Bourguignon, obéit, et tressaillit en voyant les taches rouges.

— Oh, doux Jésus, s’affligea Guillaume. Satané doux Jésus !

Il s’effondra près du mur, tendit la main vers son épée, comme si le contact de l’arme familière pouvait le soulager.

De son côté, Guy avait regroupé ses hommes.

— Les écus ! cria-t-il. Deux d’entre vous en avant avec des écus… Levez-les bien… Montez l’escalier. On arrive juste derrière vous pour leur couper les jambes !

Tailler les chevilles vulnérables des défenseurs était la meilleure façon de prendre un escalier. Mais quand ils essayèrent cette manœuvre, les Français découvrirent que les deux hommes d’armes survivants utilisaient les lances raccourcies que messire Guillaume avait préparées sur le palier en vue de la défense des marches. Les deux Anglais martelaient les écus des assaillants avec leurs piques et les obligeaient à reculer. Dans l’espace confiné, une flèche et un carreau d’arbalète frappèrent le heaume d’un des soldats de l’Harlequin. Le sang jaillit sous les bords du casque et inonda le visage. Le corps inerte bascula en arrière et Guy Vexille le tira jusqu’au bas des marches où il alla rejoindre le cadavre de l’homme à la hache.

— Il nous faut des arbalètes ! dit Foulques.

Son visage carré était couvert de blessures et d’ecchymoses, du sang maculait sa barbe. Il se dirigea vers la porte et beugla pour appeler les arbalétriers.

— Venez vite ! cria-t-il avant de cracher une dent ensanglantée. La voie est libre. Les archers sont morts, mentit-il. Alors, venez tout de suite !

Les arbalétriers s’élancèrent.

Sur les remparts, Sam et ses compagnons les attendaient. Quatre des six assaillants furent atteints par leurs flèches. Une arbalète chargée rebondit bruyamment sur les pierres de la barricade. Le cliquet se détendit et le carreau partit s’enfoncer dans un cadavre. Essayant de battre en retraite vers l’arche de la porte, un arbalétrier fut terrassé par un trait anglais. Mais deux de ses compagnons, indemnes, parvinrent à atteindre les marches.

— Il en reste encore quelques-uns en haut, dit Guy à ses hommes. Et Dieu est avec nous. Nous avons juste besoin d’un dernier effort. Juste un. Et le Graal sera à nous. Votre récompense sera la gloire ou le Ciel. La gloire ou le Ciel !

Comme il avait la meilleure des armures, il décida de mener l’attaque, avec Foulques à ses côtés. Les deux arbalétriers viendraient immédiatement à leur suite, prêts à frapper les archers pouvant se trouver encore derrière la courbe de l’escalier. Dès que cette volée de marches serait dégagée, il tiendrait tout le bas du donjon. Avec un peu de chance, pensa-t-il, le Graal se trouverait dans l’une des pièces inférieures. Mais il y avait encore un autre étage au-dessus, donc ils auraient à recommencer la manœuvre. Il ignorait combien de temps ça lui prendrait vraiment, mais il était certain de finir par atteindre la sainte relique. Dès qu’il l’aurait, il mettrait le feu au château. Les planchers de bois brûleraient facilement et les flammes et la fumée tueraient les derniers archers sur les remparts. Victorieux, il pourrait repartir. Le Graal serait à lui et le monde pourrait changer.

Juste un dernier effort…

Vexille attrapa le petit écu de l’un de ses hommes d’armes. Destiné à détourner les coups d’épée dans une mêlée, il était à peine plus grand qu’un plat de service à table.

Il attaqua la montée en tendant le bouclier à bout de bras, sans se montrer. Il espérait que les archers de l’autre côté du coude de l’escalier allaient tirer dans l’écu. Immédiatement, il se précipiterait avant qu’ils aient eu le temps de réencocher une flèche. Mais les Anglais en avaient vu d’autres. Alors Guy fit un signe de tête à Foulques. Le Normand avait extrait la tête et l’extrémité de la flèche plantée dans sa cuisse. Il n’avait laissé dans le muscle qu’une partie du fût raccourci.

— Je suis prêt, indiqua Foulques.

— Alors on y va.

Pataugeant dans le sang de leurs camarades, les deux hommes recroquevillés derrière leurs écus gravirent l’escalier en colimaçon. Ils tournèrent le coude et Guy se prépara à un tir de flèches.

Rien ne vint. Prudemment, il regarda par-dessus le bouclier, ne vit rien d’autre que des marches vides devant lui. Dieu lui avait donné la victoire, il le savait.

— Pour le Graal ! dit-il à Foulques.

Les deux hommes hâtèrent le pas. Ils n’avaient plus qu’une dizaine de marches à franchir. Les arbalétriers les suivaient. Soudain, Vexille sentit une odeur de brûlé. Il ne s’en soucia pas. L’escalier tourna une dernière fois. Apercevant une salle devant lui, il lança son cri de guerre.

Et une pluie de feu tomba du ciel.

C’était Geneviève qui en avait eu l’idée. Elle avait confié son arbalète à Philin pour remonter dans la salle où gisaient les malades. Attrapant une cuirasse prise lors de la première attaque, celle de Joscelyn, elle avait versé dans sa partie concave un plein seau de braises récupérées dans la cheminée. L’une des coredors l’avait aidée. Elle avait rempli une grande marmite de cendres encore incandescentes. Les deux femmes avaient descendu leur fardeau ardent vers le bas du donjon. La cuirasse brûlait les mains de Geneviève.

Quand les deux premiers assaillants apparurent, elles jetèrent les braises et les cendres rougeoyantes dans l’escalier. Ces dernières provoquèrent finalement les dommages les plus importants. Une poussière incandescente se répandit dans tout l’espace. Des particules incandescentes pénétrèrent dans les yeux de l’arbalétrier derrière Foulques. Il vacilla sous l’effet de la douleur. En essayant de se débarrasser des cendres brûlantes sur son visage, il laissa tomber son arme. L’arbalète frappa la marche, se déclencha toute seule et le carreau libéré partit transpercer la cheville du Normand. Celui-ci tomba au milieu d’un tas de braises rougeoyantes. Sous l’effet de la douleur, il se jeta en arrière dans l’escalier pour s’extraire des tisons.

Guy se retrouva seul en haut des marches. Le nuage de cendres l’aveuglait à moitié. Pour tenter de se protéger les yeux, il leva son bouclier, mais une flèche le frappa avec une telle force qu’il fut repoussé en arrière. La pointe avait à demi traversé l’écu. Un carreau d’arbalète s’écrasa contre le mur.

Chancelant, Guy essaya de retrouver son équilibre. À cause des cendres et de l’épaisse fumée, ses yeux remplis de larmes ne voyaient presque plus rien.

Alors Thomas lança la charge, une poignée de ses hommes sur ses talons. Il brandissait l’une des lances raccourcies qu’il poussa contre le torse cuirassé de son cousin. Vexille bascula jusqu’au bas des marches. L’homme d’armes qui suivait immédiatement Thomas planta des deux mains son épée dans le cou de Foulques.

Au pied de l’escalier, les hommes de l’Harlequin auraient dû tenter de stopper la charge hurlante qui débouchait. Mais, déconcertés par l’apparition de Guy Vexille qui se relevait en titubant, par les hurlements d’agonie de Foulques et par l’odeur du feu et de la chair brûlée, ils choisirent d’attraper leur maître hébété et à demi aveugle et ressortirent du donjon dans la plus parfaite confusion.

Immédiatement sur leurs talons, leurs ennemis jaillirent de la fumée. Thomas n’avait avec lui que cinq hommes, mais ils avaient suffi à semer la panique au sein de la petite bande de son cousin.

Lance en avant, l’archer frappa une nouvelle fois Vexille à la cuirasse et celui-ci bascula sur les marches de l’escalier extérieur. Il s’affala de tout son long sur les pierres de la cour.

Les flèches recommencèrent à tomber des remparts, transperçant mailles et armures. Les hommes de l’Harlequin ne pouvaient plus remonter les marches, car Thomas était planté là, et la porte du donjon était envahie d’hommes armés et de fumée. Alors ils s’enfuirent. Ventre à terre, ils coururent vers la ville sous une pluie de flèches. Deux d’entre eux, transpercés, s’effondrèrent au milieu des décombres de l’arche d’entrée.

Thomas donna l’ordre d’arrêter de tirer.

— Détendez les cordes ! cria-t-il à ses archers en haut du donjon. Tu m’entends, Sam ? Détendez les cordes ! Détendez les cordes !

Il laissa tomber sa lance et tendit la main. Geneviève lui donna son arc et Thomas récupéra un barbillon dans son sac de flèches. En bas de l’escalier, abandonné par ses derniers hommes, son cousin se relevait péniblement dans sa lourde armure noire. Ses yeux pleuraient encore, mais sa vue était redevenue quasiment normale.

— Toi et moi, dit l’archer, ton arme contre la mienne.

Guy regarda à droite et à gauche et ne vit rien qui puisse lui venir en aide. La cour empestait le vomi, les excréments et le sang. Elle était jonchée de corps. Lentement, l’Harlequin battit en retraite vers le passage à l’extrémité de la barricade. Thomas sauta au bas des marches et le suivit, restant à une dizaine de pas de son ennemi.

— Alors, tu as perdu ton appétit pour le combat ? lui demanda l’Anglais.

Soudain, sa longue épée en main, l’homme en noir se précipita sur l’archer. Le barbillon frappa sa cuirasse de plein fouet et Vexille fut arrêté net par la puissance du grand arc. Thomas avait déjà encoché une autre flèche sur la corde.

— Essaye encore, l’invita l’archer.

Une nouvelle fois, Guy recula. Il reflua jusqu’à la barricade et dépassa messire Guillaume et ses deux hommes, qui ne firent rien pour l’arrêter. Tous les archers de Thomas étaient descendus des remparts et observaient la scène depuis le haut des marches extérieures.

— Est-ce que tu as une bonne armure ? demanda Thomas à son cousin. Il faut qu’elle le soit. Tu vois, je tire des flèches à tête large. Elles ne vont pas percer ton armure. Elles ne sont pas faites pour cela.

Il décocha une nouvelle flèche et la pointe s’écrasa avec une force inouïe sur la cuirasse de Guy, à la hauteur des parties génitales. Au bord de la suffocation, il se plia en deux, puis tomba au milieu des gravats. Thomas avait déjà une nouvelle flèche prête.

— Alors que faisons-nous, maintenant ? s’enquit Thomas. Je ne suis pas sans défense, moi. Pas comme Planchard. Pas comme Eléonore. Pas comme mon père. Allez, viens et tue-moi !

Laborieusement, Guy se remit sur ses pieds. Il continua de reculer, aborda les éboulis de l’entrée.

Il savait qu’il avait des hommes en ville. S’il pouvait les rejoindre, il serait en sécurité. Mais il n’osait pas tourner le dos à son ennemi. Il était certain de recevoir une flèche s’il le faisait, et l’honneur d’un homme lui commande de ne jamais montrer le dos. De mourir en faisant face à l’ennemi.

Il se trouvait à l’extérieur du château, maintenant, et remontait lentement l’esplanade dégagée. Il priait pour que l’un de ses hommes ait l’idée de prendre une arbalète et de venir abattre Thomas. Mais celui-ci continuait d’avancer droit sur lui en souriant. Et son sourire était celui d’un homme qui vient cueillir une douce vengeance.

— Celle-ci est une flèche boujon, indiqua l’archer. Elle va te frapper à la poitrine. Tu veux lever ton écu ?

— Thomas… commença Guy.

Il leva son petit bouclier avant d’avoir pu ajouter un mot, car il avait vu son cousin dresser son grand arc. La corde se détendit et la flèche, avec sa pointe fine aiguisée alourdie et renforcée par du chêne à sa base, transperça l’écu, traversa la cuirasse, la cotte de mailles et le cuir, pour aller se loger dans l’une des côtes de Guy. La puissance de l’impact le fit sauter de trois pas en arrière.

Il parvint miraculeusement à rester debout. Son bouclier était désormais cloué à sa poitrine. Et Thomas avait encore une flèche encochée.

— Dans le ventre, cette fois.

— Je suis ton cousin… essaya Guy.

Dans un effort désespéré, il parvint à se défaire de l’écu et à arracher la pointe boujon de sa poitrine.

Trop tard. La nouvelle flèche le frappa au ventre, traversa l’acier, les mailles de fer et le cuir graissé. Cette fois, la pointe s’enfonça profondément. De nouveau, l’Harlequin avait vacillé et reculé. Mais il était toujours debout.

— La première était pour mon père, expliqua Thomas, la seconde pour ma femme… et celle-ci est pour Planchard.

Il décocha sa troisième flèche boujon. La tête effilée transperça le gorgerin de Guy. Il tomba à la renverse.

Quand Thomas approcha, l’Harlequin essaya de lever son épée, qu’il n’avait pas lâchée. Il tenta aussi de parler, mais sa gorge était pleine de sang. Le blessé agitait la tête, sans comprendre pourquoi sa vision devenait vitreuse.

Il sentit que Thomas s’agenouillait sur son bras droit, le bras qui tenait l’épée, et qu’il soulevait son gorgerin perforé. Vexille essaya de protester, mais il ne parvint qu’à cracher du sang.

Alors Thomas passa sa dague sous le gorgerin et l’enfonça au plus profond de la gorge de Guy.

— Et ça, c’est pour moi.

Sam et une demi-douzaine d’archers vinrent le rejoindre près du corps.

— Jake est mort, dit Sam.

— Je sais.

— La moitié de ce foutu monde est mort, ajouta Sam.

Peut-être que le monde entier approche de sa fin, pensa Thomas. Peut-être que les terribles prophéties du livre de l’Apocalypse vont s’avérer. Les quatre terrifiants cavaliers de l’Apocalypse doivent être en route.

Le cavalier sur le cheval blanc représentait la vengeance de Dieu contre un monde pécheur, le cheval rouge apportait la guerre, le cheval noir la famine, tandis que le cheval spectral, le pire, répandait la peste et la mort.

Peut-être que la seule chose qui pouvait repousser les quatre cavaliers, c’était le Graal. Mais il ne l’avait pas en sa possession. Les cavaliers de Dieu allaient donc pouvoir se déchaîner sans entrave.

Thomas se redressa, ramassa son arc, commença à descendre la rue.

Les hommes de Guy encore en vie n’avaient aucun désir d’affronter les archers. Ils s’étaient déjà enfuis, comme Joscelyn et les siens, en quête d’un endroit où la peste ne faisait pas encore ses ravages.

Thomas parcourait une ville de mourants et de morts, une ville de fumées et d’immondices, un lieu de douleur et de pleurs.

Il avait placé une flèche sur sa corde, mais personne ne vint le défier. Une femme appelait à l’aide, un enfant criait devant une porte. Thomas vit enfin un homme d’armes encore en cotte de mailles. Il tendit sa corde à moitié avant de voir que l’autre n’avait pas d’armes. Seulement un seau d’eau ! L’homme était relativement âgé, avec des cheveux gris.

— Vous devez être Thomas ?

— Oui.

— Je suis messire Henri Courtois.

Le vieux fidèle du défunt comte de Bérat tendit le doigt vers une maison voisine.

— Votre ami est à l’intérieur. Il est malade.

 

Robbie Douglas était couché sur un lit misérable. Il tremblait de fièvre et son visage était sombre et gonflé. Il ne reconnut pas Thomas.

— Tu n’es qu’un pauvre bâtard, dit tristement l’archer.

Il tendit son arc à Sam, puis, remarquant le parchemin sur un tabouret, il ajouta :

— Prends ça aussi, Sam.

Alors, il prit Robbie dans ses bras, le souleva et le porta jusqu’en haut de la colline.

— Tu dois mourir au milieu de tes amis, murmura-t-il a l’homme inconscient.

Le siège était enfin terminé.

 

Messire Guillaume mourut. Beaucoup moururent. Il y avait trop de corps à enterrer, aussi Thomas fit-il transporter les cadavres jusqu’à une fosse creusée dans les champs, de l’autre côté de la rivière. On les recouvrit de bois mort, on mit le feu aux branchages. Toutefois il n’y en avait pas assez pour consumer les corps, qui durent être abandonnés à demi brûlés. Les loups arrivèrent et, au-dessus de la tranchée, un nuage noir de corbeaux obscurcit le ciel. Les prédateurs allaient pouvoir se partager un festin.

Progressivement, la population revint en ville. Elle avait cherché refuge dans des endroits aussi durement frappés que Castillon d’Arbizon. La peste était partout, disaient-ils. Bérat était une nécropole. Personne ne savait si Joscelyn était encore en vie, et Thomas ne s’en souciait guère.

L’hiver apporta le gel et, à Noël, un moine de passage leur apprit que la peste se trouvait maintenant au nord.

— Elle est partout, indiqua le frère. Tout le monde meurt.

Non, tout le monde ne mourait pas. Le fils de Philin, Galdric, guérit, mais, juste après Noël, ce fut son père qui tomba malade. Lui mourut après trois jours d’agonie.

Robbie aussi s’était accroché à la vie. Plusieurs fois, on avait cru qu’il allait mourir, qu’il était mort, même. Pendant plusieurs nuits, il avait donné l’impression de ne plus respirer. Mais il avait survécu et guérissait lentement. Geneviève veillait sur lui. Elle le nourrissait quand il était trop faible, le lavait quand il était sale.

Un matin où il essayait de s’excuser, elle le fit gentiment taire.

— C’est à Thomas que tu dois parler, lui dit-elle.

Encore faible, il alla trouver son ami. En le voyant, il se dit que l’archer avait l’air plus vieux et plus féroce. Robbie ne sut comment commencer, mais Thomas l’aida :

— Raconte-moi. Quand tu as fait ce que tu as fait, pensais-tu accomplir ce qui était juste ?

— Oui.

— Alors tu n’as pas mal agi, lui dit Thomas sans émotion. N’en parlons plus.

— Je n’aurais pas dû prendre ça.

Robbie montrait du doigt le parchemin sur les genoux de Thomas, les textes concernant le Graal que le père Ralph avait laissés.

— Je l’ai récupéré, et maintenant je m’en sers pour apprendre à Geneviève à lire. Il n’est d’aucune autre utilité.

L’Écossais fixait le feu.

— Je suis désolé.

Thomas ne répondit pas aux excuses de son ami.

— Maintenant, nous n’avons plus qu’à attendre que tout le monde soit remis, et ensuite nous rentrerons chez nous.

 

À la Saint-Benoît, ils furent prêts à partir. Onze hommes allaient regagner l’Angleterre et Galdric – désormais orphelin – allait les suivre, comme serviteur de Thomas. Ils rentraient riches car la majeure partie des gains de leurs pillages était sauve. Mais qu’allaient-ils trouver en Angleterre ? Thomas l’ignorait.

Il passa la dernière nuit, à Castillon d’Arbizon, à écouter Geneviève bredouiller les mots du parchemin de son père. Il avait décidé de le brûler, car il ne l’avait mené nulle part. Avec ce document, Geneviève apprenait surtout à lire le latin, car il contenait très peu d’anglais ou de français. Même si elle n’en comprenait pas le sens, le parchemin lui apprenait au moins à déchiffrer les lettres.

— « Virga tua et baculus tuus ipsa consolobuntur me », lut-elle lentement.

Thomas acquiesça de la tête. Il savait que les mots Calix meus inebrians n’allaient pas tarder à suivre. La coupe l’avait rendu ivre, pensa-t-il. Ivre et fou, et tout ça pour rien. Planchard avait raison. La quête du Graal rendait fou.

— « Pono coram me mensam, continua Geneviève, ex adverso hostium meorum… »

— Ce n’est pas pono, corrigea Thomas, mais pones. « Pones coram me mensam ex adverso hostium meorum. »

Il connaissait le passage par cœur et le lui traduisit :

— « Tu prépares une table pour moi en présence de mes ennemis. »

Elle fronça les sourcils, posa un long doigt pâle sur le parchemin.

— Non, insista-t-elle. C’est écrit pono… Ici.

Elle lui présenta le manuscrit pour prouver ses dires.

La lumière du feu dansait sur les mots, qui étaient effectivement pono coram me mensam ex adverso hostium meorum.

Son père les avait écrits. Thomas devait avoir vu cette ligne des dizaines de fois, et pourtant il n’avait jamais remarqué la faute. Le latin lui était si familier qu’il avait chaque fois parcouru le texte trop vite. Il lisait avec sa tête davantage qu’avec ses yeux. Pono. « Je prépare une table. » Pas « tu prépares », mais « je prépare ».

En fixant le mot, Thomas sut que ce n’était pas une erreur.

Et qu’il avait retrouvé le Graal.

L'hérétique
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